45
Je restai avec Rae dans l’entrepôt pendant une heure et quarante minutes.
— Ils se sont fait capturer, murmurai-je.
Rae haussa les épaules.
— Peut-être pas. Peut-être qu’ils ont eu l’occasion de s’échapper, et qu’ils sont partis.
J’eus envie de protester, mais me retins. Elle avait raison. S’ils avaient eu l’occasion de s’en tirer, sans trouver le moyen de nous prévenir, j’espérais qu’ils l’avaient saisie.
Je décollai mon derrière engourdi du ciment glacé.
— On va attendre encore un peu, et puis on va y aller. S’ils se sont enfuis, ils nous retrouveront plus tard.
Rae secoua la tête.
— Moi, je n’y compterais pas trop, Chloé. C’est comme je t’ai dit, la manière dont ils se comportent, c’est toujours nous contre les autres, et par « nous » il faut comprendre eux deux. Personne d’autre, sauf peut-être leur fameux père disparu. (Elle s’accroupit.) Est-ce qu’ils t’ont donné ne serait-ce qu’un indice sur l’endroit où ils pensent que leur père se trouve ? Ou expliqué pourquoi il n’est pas venu les chercher ?
— Non, mais…
— Je n’essaie pas de discuter, mais bon… (Elle avança à quatre pattes jusqu’à l’ouverture et jeta un coup d’œil à l’extérieur.) C’est comme l’année dernière, quand je suis sortie avec ce mec. Il faisait partie d’une bande, au lycée. Les mecs « populaires », tu vois. (Elle dessina les guillemets avec les doigts.) Et c’est sûr, j’aimais bien traîner avec eux. Je pensais que je pourrais entrer dans la bande. Sauf que pas du tout. Ils étaient sympas, mais ils se connaissaient depuis, genre, le CE2. Et ce n’était pas parce qu’on m’y acceptait une fois que j’allais vraiment faire partie de la bande. Toi, tu as ces superpouvoirs. Ça te donne de la crédibilité aux yeux de Simon et Derek. Mais… (Elle se tourna vers moi.)… tu ne les connais que depuis une semaine. Et si un jour l’occasion se présente…
— Ils sont prioritaires l’un pour l’autre. Ça, je le sais. Et je ne dis pas que tu as tort, mais…
— Simon est gentil avec toi et tout, c’est sûr. Je le vois bien. Mais… (Elle se mordit la lèvre, puis leva lentement ses yeux jusqu’aux miens.)… quand tu es retournée chercher Derek, ce n’est pas pour toi que Simon s’inquiétait. Il n’a même pas parlé de toi. Il n’y en avait que pour Derek.
Bien sûr qu’il s’inquiétait pour Derek. C’était son frère ; moi, j’étais une fille qu’il avait rencontrée la semaine précédente. Mais ça me blessait tout de même un peu qu’il n’ait pas parlé de moi du tout.
J’avais prévu d’expliquer à Rae la partie du plan qu’elle avait manquée : que l’entrepôt serait notre point de rendez-vous permanent et qu’il faudrait souvent revenir vérifier. Mais si je lui disais à présent, elle aurait l’impression que je cherchais à lui prouver que les garçons ne nous avaient pas oubliées. Et ça aurait vraiment l’air pathétique.
J’étais toujours convaincue qu’ils reviendraient une fois que les choses se seraient calmées. Ça n’avait rien à voir avec le fait que Simon m’aime bien ou pas. Ils reviendraient parce que c’était ce qu’ils devaient faire. Parce que c’était ce qu’ils avaient promis. Peut-être que ça faisait de moi une petite fille naïve qui avait vu trop de films dans lesquels le gentil revenait toujours sauver la situation. Mais j’y croyais.
Cela ne signifiait pas, cependant, que j’allais demeurer assise là comme une petite amie de film d’action, à me tourner les pouces en attendant les secours. J’étais peut-être naïve, mais je n’étais pas stupide. Nous étions convenus d’un point de rendez-vous, et je n’avais aucune raison de rester plus longtemps.
Je me faufilai hors de notre cachette, observai et écoutai. Je fis signe à Rae de sortir.
— La première chose à faire, c’est retirer de l’argent, décidai-je. Mon père m’en a laissé, mais on aura peut-être besoin de plus. Il y a un plafond de retrait quotidien, et on ne pourra sans doute se le permettre qu’une seule fois, alors il va falloir agir rapidement avant qu’ils nous localisent ou qu’ils bloquent le compte. Derek a dit que le distributeur le plus proche était…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Quoi ?
Elle me prit le bras et montra le sang.
— Tu n’as pas besoin d’argent ; tu as besoin d’un docteur.
Je secouai la tête.
— Je ne peux pas aller à l’hôpital. Même s’ils n’ont pas encore lancé un avis de disparition, je suis trop jeune. Quelqu’un appellerait ma tante…
— Non, je parlais de ta tante. Elle est médecin, non ?
— N-non. Je ne peux pas. Elle nous ramènerait là-bas…
— Alors qu’ils nous ont tiré dessus ? Je sais que tu lui en veux, mais tu m’as dit qu’elle s’inquiétait toujours pour toi, qu’elle s’occupait toujours de toi, qu’elle te défendait. Si tu sonnes à sa porte et que tu lui expliques que Davidoff et compagnie t’ont tiré dessus, même s’il s’agit de tranquillisants, tu crois vraiment qu’elle te ramènerait de force à Lyle House ?
— Ça dépend si elle me croit ou non. Il y a une semaine, j’aurais été sûre qu’elle m’aiderait. Mais maintenant ? (Je fis « non » de la tête.) Quand elle m’a parlé de Derek, c’était comme si je n’étais même plus Chloé. Je suis schizophrène. Je fais un délire paranoïaque. Elle ne me croira pas.
— Alors dis-moi exactement à quoi ressemblaient le pistolet et la fléchette, et je dirai que moi aussi, je l’ai vu. Non, attends ! La fléchette. Derek l’a arrachée de son tee-shirt, pas vrai ? Tu sais où il l’a laissée ?
— Je… je crois.
Je me remémorai la scène et le revis la laisser tomber par terre près de l’entrée des livraisons.
— Oui, je sais parfaitement où elle est.
— On va la chercher.
Ce n’était pas si simple que ça. Pour ce que nous en savions, la cour de l’usine aurait pu grouiller de policiers à la recherche de deux adolescentes en fugue. Mais lorsqu’on jeta un coup d’œil, les seules personnes qu’on vit étaient une demi-douzaine d’ouvriers qui se rendaient au travail un dimanche pour faire des heures supplémentaires. Ils riaient et discutaient entre eux, balançant leurs sacs de pique-nique, des tasses de café à emporter fumant à la main.
J’ôtai le tissu gorgé de sang et mis le pull de Liz à la place. Puis je me glissai dehors, et avançai de cachette en cachette, Rae sur mes talons. Personne ne semblait être à notre recherche. C’était logique. Combien d’adolescents s’enfuyaient tous les jours dans la ville de Buffalo ? Même une fugue d’un foyer pour jeunes à problèmes ne justifierait pas une vraie chasse à l’homme.
La nuit précédente, nous nous étions probablement fait poursuivre par des employés de Lyle House. Peut-être même des membres du conseil d’administration, comme la mère de Tori, des gens qui s’inquiétaient plus de la réputation de l’établissement que de notre propre sécurité. S’ils voulaient éviter d’ébruiter l’affaire, ils étaient repartis avant que les ouvriers commencent à arriver. Ils étaient sans doute en réunion à l’heure actuelle, en train de décider de ce qu’ils allaient faire, et de quand ils avertiraient nos parents… et la police.
Je retrouvai facilement la fléchette, et la mis dans mon sac. Puis nous nous dirigeâmes vers le quartier des affaires en faisant un détour pour éviter Lyle House, tout en restant sur nos gardes. Tout se passa bien. Je trouvai une cabine téléphonique, appelai un taxi, et donnai au chauffeur l’adresse de tante Lauren.
Elle vivait dans un duplex près de l’université. En arrivant devant sa porte, je vis le Buffalo News sur le paillasson. Je le ramassai et sonnai.
Au bout d’une minute, une ombre passa derrière le rideau. J’entendis un bruit de verrou, et la porte s’ouvrit. Tante Lauren était là, vêtue d’un court peignoir, les cheveux mouillés.
— Chloé ? Mon Dieu. Où… (Elle ouvrit la porte en grand.) Qu’est-ce que tu fais ici ? Tout va bien ? Qu’est-ce qui se passe ?
Elle me fit entrer en me tirant par mon bras blessé, et je fis de mon mieux pour ne pas grimacer de douleur. Elle regarda Rae.
— Tante Lauren, je te présente Rae. De Lyle House. On a besoin de te parler.
Une fois à l’intérieur, je fis les présentations correctement, puis lui racontai toute l’histoire. Enfin, la version soft. Très soft, sans que mention soit faite des zombies, de la magie ou des loups-garous. Les garçons avaient mis au point un plan d’évasion et nous avaient proposé de partir avec eux. Nous y étions allées pour rire, pour sortir un peu, faire les imbéciles et revenir un peu plus tard. Sachant que tante Lauren n’aimait pas le docteur Gill, je lui racontai aussi l’épisode où elle m’avait attaquée dans le jardin et crié de fausses accusations. Puis je lui parlai du pistolet.
Elle baissa les yeux pour regarder la fléchette en posant sa tasse de café sur une pile de New Yorker Magazine posée sur la table. Elle la prit délicatement, comme si elle pouvait exploser à tout moment, et la retourna entre ses mains.
— C’est une seringue tranquillisante, dit-elle d’une voix à peine plus forte qu’un chuchotement.
— C’est bien ce qu’on pensait.
— Mais… on vous a tiré dessus ? Sur vous ?
— Sur nous.
Elle s’appuya contre le dossier en faisant craquer le cuir.
— J’étais là, docteur Fellows, intervint Rae. Chloé vous dit la vérité.
— Non, je… (Elle leva la tête pour me regarder.) Je te crois, ma chérie. Seulement j’ai du mal à… C’est complètement…
Elle secoua la tête.
— Où est-ce que tu as trouvé Lyle House ? demandai-je. Elle cligna des yeux.
— Trouvé ?
— Comment est-ce que tu as entendu parler de cet endroit ? Dans les Pages jaunes ? On te l’a recommandé ?
— Oui, on me l’a vivement recommandé, Chloé. Très vivement. Quelqu’un à l’hôpital m’en a parlé, et j’ai fait ma propre enquête. Leur taux de guérison est excellent et ils ont reçu des critiques élogieuses de la part des patients et de leurs familles. Je n’arrive pas à croire ce qui s’est passé.
Je n’étais donc pas arrivée à Lyle House par hasard. Le foyer lui avait été recommandé. Est-ce que cela avait une importance ? Je tripotai le sweat-shirt de Liz et pensai à nous, à nous tous. N’importe quel foyer n’allait pas envoyer un escadron courir après des fugitifs avec des pistolets tranquillisants. Le fantôme avait vu juste. Il y avait une raison pour que nous nous soyons tous retrouvés à Lyle House, et en cachant la vérité à tante Lauren, je la mettais peut-être en danger.
— Pour les fantômes…, commençai-je.
— Tu fais allusion à ce qu’a dit le docteur Gill ?
Tante Lauren posa la seringue sur la pile de magazines avec une telle force que les revues dégringolèrent et glissèrent sur la table en verre.
— Cette femme a de toute évidence elle-même besoin d’une aide psychologique, poursuivit-elle. Penser que tu puisses communiquer avec les fantômes ? La moindre rumeur là-dessus à une commission d’évaluation, et on lui retire sa licence. Elle aura de la chance si elle ne se fait pas interner. Aucune personne saine d’esprit ne pourrait croire qu’il est possible de parler aux morts.
D’accord, tant pis pour la confession…
Tante Lauren se leva.
— Je vais commencer par appeler ton père, puis mon avocat, et c’est lui qui va joindre Lyle House.
— Docteur Fellows ? (Tante Lauren se tourna vers Rae.) Avant de faire tout ça, ce serait bien que vous jetiez un coup d’œil à son bras.